Le monde de la chaussure se divise en 2 catégories :
- ceux qui portent des semelles en cuir ;
- ceux qui portent des semelles en caoutchouc.
Pourtant il existe une troisième voie : la semelle en crêpe
Note : méfiez-vous du faux ami des patins en crêpe qui n’en ont que le nom et sont fabriqués dans un caoutchouc classique.
Je vous vois venir.
Vous allez me dire que c’est une semelle en caoutchouc.
Ce n’est pas faux.
Mais, personnellement, je ne peux pas les ranger dans la même catégorie que les Vibram et autre Dainite.
Pourquoi ?
C’est simple :
- Le crêpe (véritable) est d’origine 100% naturelle.
- Le caoutchouc (des autres semelles) est un dérivé du pétrole (EVA ou TPU par exemple).
Bien que moins courante la semelle en crêpe, sa couleur et sa texture, est connue de (presque) tout le monde.
Cette notoriété, elle la doit à l’iconique Desert Boot de chez Clark’s commercialisée pour la première fois en 1949.
Pour l’anecdote, sachez que ce modèle est inspiré des bottines (sur semelle crêpe forcément) que les soldats anglais, basés en Birmanie, achetaient dans les boutiques locales.
Semelle en crêpe : fabrication de la matière première
Avant de faire une semelle, il va nous falloir la matière première : du crêpe donc.
On le reconnaît facilement à sa surface brute et irrégulière
Une fois que vous saurez comment on le fabrique, cela fera encore plus sens !
Aussi appelé caoutchouc de plantation, c’est un matériau d’origine 100% naturelle.
La matière première utilisée pour le fabriquer est du latex issu des arbres.
Enfin surtout UN arbre, l’Hévéa (aussi connu comme l’arbre à caoutchouc) que l’on trouve surtout en Amérique du Sud ou en Asie.
Note : on trouve du latex dans de nombreux autres arbres.
L’hévéa est privilégié, car son latex a des propriétés recherchées par les industriels.
Le latex va être récolté, sous forme liquide et directement depuis l’arbre, en réalisant des saignées (comme pour la résine des pins).
La saignée va durer quelques heures avant que l’écorce ne coagule toute seule.
Selon la fréquence des cycles de saignées, on peut avoir une production très durable et respectueuse de l’environnement, car l’arbre va se régénérer tout seul.
Note : un seul arbre peut donner une cinquantaine de grammes de latex par jour.
Pour fabriquer une paire de semelles – sur une taille standard comme le 42 – il faut 25 à 30 saignées.
Ce latex brut est appelé cytoplasme.
C’est en fait une solution qui contient différentes particules, dont celles du caoutchouc qui nous intéressent ici (à hauteur d’un tiers du volume environ) .
On va les isoler avec un procédé similaire à celui séparant le lait de sa propre matière grasse.
Laissé à l’air libre le latex va coaguler (de la même façon que le lait caille pour poursuivre l’analogie laitière) naturellement.
On peut ralentir ce processus (ajout d’ammoniac) ou, inversement, et c’est qui nous intéresse pour la production des semelles, l’accélérer (ajout d’acide formique).
La substance semi-solide – qui contient encore au moins 50% d’eau – obtenue une fois le latex coagulé va passer dans une série de machines.
On commence par la passer à travers deux rouleaux de compactage qui permettent d’extraire l’eau excédentaire.
On obtient alors une plaque de crêpe d’environ 1mm d’épaisseur.
Après trois passages supplémentaires en diminuant à chaque fois l’épaisseur, on obtient une feuille de crêpe d’environ 1 mm.
Note : j’en parle plus loin ,mais en fonction de l’épaisseur de semelle souhaitée, on utilisera plusieurs feuilles.
Elles seront finalement suspendues dans un séchoir chauffé pendant une à deux semaines afin de faire évaporer toute l’humidité, puis triées par qualité.
Car oui il existe différentes qualités de crêpe.
Ces différents grades sont liés au traitement, dont je vous parlais juste avant, qu’a subi le latex à l’origine.
On peut, entre autres, faire plus ou moins de passages dans les différentes machines et / ou utiliser plus ou moins d’eau.
En bout de chaîne, cela aura une influence sur la composition (comprendre pureté) du produit final.
Note : ces standards sont détaillés dans le Green Book de l’International Standards of Quality and Packing for Natural Rubber Grades
Pour ne vous présenter que les plus connus, de la qualité la plus élevée à la plus basse, on trouve :
- Le « Pale latex crêpe (PLC) » est le crêpe de meilleur qualité.
Il est fabriqué à 100% à partir du latex brut et coagulé, récolté sur l’Hévéa.
En fonction de sa couleur (donc de sa pureté) il est classé dans 4 catégories ,du blanc uniforme jusqu’au crêpe couleur sable : PLC 1X, PLC 1, PLC 2 et PLC 3.
- L’Estate brown crêpe (EBC) est fabriqué à partir de grumeaux frais restants dans les tasses une fois le latex brut récolté et autres déchets de caoutchouc de haute qualité générés sur les plantations de caoutchouc.
Ici encore, en fonction de sa couleur (donc de sa pureté) il est classé dans 3 catégories : EBC 1X, EBC 1, EBC 2.
- Re-milled crepe (« crêpe re broyé ») est un mélange de latex non coagulé et grumeaux obtenus en raclant les tasses utilisées pour la récolte.
Le tout est lavé et broyé ensemble dans différentes machines
- Le Flat bark crepe sera fabriqué avec tout ce qui reste (donc des matériaux bruts de moindre qualité)
Il est très rare de trouver des chaussures fabriquées avec du crêpe PLC.
En général, pour des raisons de coûts, c’est du EBC qui est utilisé.
Plus facile à comprendre qu’un long discours, cette vidéo vous permet de mieux visualiser comment sont fabriquées les feuilles de crêpe :
Sommaire
Utilisation du crêpe pour les semelles de chaussures
Nous avons donc nos feuilles de crêpes d’environ 1mm d’épaisseur.
Elles sont légèrement collantes prêtes à être transformées.
Afin de proposer des plaques de crêpe de différentes épaisseurs, elles vont être superposées sans le moindre pli.
Sachez par exemple que pour obtenir une plaque de 8 mm d’épaisseur il va falloir presser 12 feuilles les unes contre les autres (le tout sans colle bien évidemment).
Le fabricant de chaussures va donc acheter des plaques de crêpe de l’épaisseur souhaitée.
Il va venir découper les semelles directement dedans à l’aide d’emporte-pièce (ou à la main).
Il faut ensuite décider de comment monter ces semelles sur la tige des chaussures.
La façon la plus « traditionnelle » (= courante) consiste à mettre :
- une première épaisseur de crêpe (2 à 3mms) avec un montage sandalette (comme un intercalaire)
- une seconde épaisseur (4, 5 ou 6mms) sera soudée dessus … sans colle !
Oui, SANS COLLE, vous avez bien lu.
En fait, c’est le même principe que celui utilisé pour superposer les feuilles de crêpe dont on parlait juste avant.
On va venir souder à chaud (car le crêpe se ramollit sous la chaleur) la seconde épaisseur de crêpe pour obtenir notre semelle complète.
On peut, en quelque sorte, dire que les 2 couches vont fusionner.
C’est pourquoi je préfère parler de soudure plutôt que de collage.
On est sur une façon de procéder bien plus durable qu’un simple collage.
Pourquoi se contenter d’un montage sandalette ?
Toujours une histoire d’argent (comme souvent) !
Si une marque le souhaite, rien ne l’empêche de venir monter la première épaisseur de crêpe avec un :
- cousu Blake
- cousu Goodyear
- cousu Norvégien
Au delà des considérations de coûts (comme toujours il y a le bon et le mauvais montage sandalette) ce montage est aussi privilégié par cohérence.
Les semelles en crêpes sont souples et confortables.
Ce type de montage va également dans ce sens (par rapport aux 3 cités plus haut).
L’association des deux offrent des chaussures incroyablement souples et confortables.
Le plus important (= ce à quoi vous devez faire attention) est que la seconde couche soit aussi du crêpe.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que coller du crêpe sur du cuir (ou sur un intercalaire en caoutchouc micro cellulaire) présente un gros risque de décollement à long terme compte tenu des propriétés très différentes des deux surfaces.
Un collage crêpe sur crêpe sera durable et surtout réparable par un bon cordonnier (je vous en parle plus loin).
Pour ce qui est de la finition à part de la teinture (avec des résultats pas toujours très beaux) rien ne tient sur le crêpe.
Et en même temps si l’on fait le choix de ce type de semelle c’est aussi pour son aspect brut et sa couleur si caractéristique.
Avantages et inconvénients des semelles en crêpe
Si vous suivez notre blog depuis un moment vous devez savoir qu’il n’existe pas une configuration ultime pour les chaussures.
Par exemple, entre cousu Blake, Goodyear ou Norvégien il n’y a pas un montage idéal.
Cela va dépendre de l’esthétique que vous recherchez et de l’utilisation que vous prévoyez de faire de vos chaussures.
Et bien pour la semelle en crêpe c’est pareil !
Elle a ses avantages et ses inconvénients.
Je vais tenter de vous les résumer, de façon objective, ici.
Sur certains sujets, les avis divergent.
J’ai regroupé ces points à la fin de ce paragraphe.
Avantages de la semelle crêpe
- Le confort
l’élasticité et la souplesse exceptionnelles de la semelle en crêpe offrent un confort inimitable grâce aux milliers de fines bulles d’air microscopiques qui fonctionnent comme une sorte d’amortisseur.
C’est une semelle que vous pouvez porter de très longues heures sans aucune douleur / raideur même quand elle est neuve.
- Le maintien
Le crêpe offre une bonne flexion qui va venir soutenir parfaitement la voûte plantaire lors du déroulé du pied.
En revanche, le crêpe ne se déforme pas facilement donc le pied ne s’enfoncera pas dans la semelle lors de la marche.
- L’isolation
Contre le chaud, comme le froid le crêpe est un excellent isolant.
- L’impact environnemental
Issues d’une matière brute 100% naturelle les semelles en crêpe sont biodégradables.
De plus, l’extraction du latex ne dégrade pas les arbres qui se régénèrent seuls (un seul arbre peut-être utilisé de 20 à 40 ans pour son latex).
- Le prix
La semelle en crêpe a des coûts de production relativement faibles (comparés à ceux du cuir à tannage végétal lent par exemple) ce qui permet d’obtenir un prix de revient plus contenu et éventuellement (selon la structure de marges du vendeur) proposer des chaussures à des prix plus attractifs.
Inconvénients d’une semelle en crêpe
- L’entretien
J’en parle plus bas, mais une semelle en crêpe se salit assez vite à cause de sa nature collante et de sa porosité.
C’est un véritable aspirateur à poussières et saletés en tout genre.
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de la nettoyer complètement pour lui rendre son aspect d’origine (la couleur claire, naturelle du crêpe, va donc avoir tendance à se foncer).
Si vous êtes maniaque, cela peut être un inconvénient.
D’autres y verront la patine du temps et des chemins parcourus.
- Ressemelage
C’est aussi l’objet du prochain paragraphe, mais sachez qu’il est compliqué de faire réparer / ressemeler des chaussures avec une semelle en crêpe (c’est faisable mais tous les cordonniers ne savent pas / ne veulent pas le faire).
- Réactivité
Le crêpe est un matériau très réactif à la température.
Il devient très dur en cas de grand froid et très mou en cas de grosse chaleur.
Un représentant m’avait raconté l’histoire d’une chaussure avec une semelle en crêpe laissée sur le tableau de bord de sa voiture en plein soleil pendant toute une journée.
Lorsqu’il est revenu, elle avait « fusionné » avec le tableau de bord.
Il est conseillé d’éviter de marcher avec des semelles en crêpe sur de l’asphalte les jours de grosses chaleurs.
- Sensibilité à certains produits
le crêpe réagit fortement (et assez rapidement) aux hydrocarbures (solvants, dissolvants, essence, etc.) qui vont, littéralement dissoudre le crêpe.
Avantage ou inconvénient : les avis divergent
J’ai beau avoir écumé les articles sur le sujet et discuté avec de nombreux professionnels, sur certains points il n’y a pas d’avis tranché.
- La résistance
Certains disent que la structure de surface de la semelle en crêpe lui garantit une grande longévité.
D’autres disent que c’est un matériau très sensible à l’abrasion et qui va se désagréger rapidement si porté trop souvent (à tel point qu’ils le recommandent pour des chaussures d’intérieur).
Mon avis est que cela va dépendre de l’épaisseur de la semelle ainsi que du type de crêpe utilisé pour la fabriquer.
- L’adhérence
Certains disent que la structure poreuse du crêpe est comparable à la peau d’un gecko et qu’il offre donc une très bonne adhérence sur les surfaces glissantes.
D’autres notent que dès qu’il est un peu usé le crêpe devient très glissant sur les sols humides ou sur certains revêtements (marbre, plaque de métal, etc.)
- Le poids
Comparer à d’autres semelles, certains avancent que le crêpe est bien plus léger (et donc plus agréable à porter sur de longues journées).
D’autres ont remarqué que sur un même modèle, la version en crêpe peut peser 60 à 80 grammes de plus.
La encore je pense que cela dépend du type et de l’épaisseur de la semelle en crêpe utilisée.
N’hésitez pas à partager vos expériences avec ce type de semelles en commentaire à la fin de l’article.
Réparation et entretien d’une semelle en crêpe
Ces points sont très importants dans l’optique de conserver vos chaussures longtemps.
Commençons par l’entretien.
Entretien des semelles en crêpe
Je l’ai déjà dit juste au-dessus, mais faites attention aux hydrocarbures, car ils vont dissoudre le crêpe.
Soyez donc particulièrement attentifs lors d’un passage en station-service.
Si votre métier implique un contact régulier avec des solvants alors je vous conseille de ne pas porter des chaussures avec semelles en crêpe au travail.
Mieux vaut prévenir que guérir !
Pour ce qui est de l’entretien à proprement parler, si vous faites partie des gens qui veulent avoir des lisses (=tranches) de semelles absolument immaculées alors, ici encore, je vous déconseille le crêpe.
Il est impossible de lui rendre son aspect d’origine.
Malgré tout, ce n’est pas un luxe de la nettoyer de temps en temps pour la débarrasser des saletés.
Et c’est assez simple !
Voici la démarche à suivre (sur la semelle uniquement et surtout pas sur le cuir de la tige bien entendu) :
- humidifier la semelle en crêpe avec de l’eau chaude.
- Appliquer du savon de Marseille (ou un liquide vaisselle dégraissant) directement sur la semelle à l’aide d’une éponge.
- Éliminer le gros des saletés avec une vieille brosse à dents par exemple.
- Rincer à l’eau claire.
Au risque d’être insistant, n’utilisez JAMAIS de solvant (térébenthine, white-spirit et autre acétone) pour nettoyer vos semelles en crêpe.
Vous risquez d’endommager la surface de la semelle de façon irréversible et d’en changer la consistance (elle va devenir graisseuse et encore plus absorber poussières et saletés).
Ressemelage / réparation d’une semelle en crêpe
Commençons par un rappel :
Comme pour toutes les semelles en caoutchouc on ne pose ni fers ni patins sur une semelle en crêpe.
Ensuite :
- oui, on peut réparer une semelle en crêpe.
- oui, on peut faire ressemeler des chaussures montées avec ce type de semelles.
Le véritable souci est de trouver un cordonnier qui accepte / sait le faire, car le crêpe est une matière un peu compliquée à travailler.
Le problème est le suivant :
Le banc de finissage va récolter, en grande quantité, des particules de crêpe au moment du verrage.
Compte tenu des caractéristiques du crêpe, ces particules vont se coller sur le banc (ainsi que dans les conduits d’évacuation de celui-ci).
Ces particules collantes peuvent être un vrai danger pour les différents moteurs de la machine.
Quand on sait que le banc de finissage est une machine centrale dans l’activité du cordonnier on comprend tout à fait que certains évitent / refusent de travailler sur cette matière.
Un ressemelage crêpe peut vous coûter moins cher que les classiques ressemelages cuir / caoutchouc.
Pour cela, il faut juste s’y prendre à temps.
C’est à dire avant d’attaquer la première couche de la semelle qui est cousue à la tige.
Dans ce cas, le cordonnier ne devra effectuer qu’un soudage entre deux plaques de crêpe.
Par contre, si le cordonnier doit refaire tout le semelage (donc réalisation d’une couture Blake, Sandalette ou Petits-points) alors le prix sera le même.
Comment reconnaître une semelle en vrai crêpe ?
De la même façon que les patins crêpe ne sont pas fabriqués en crêpe, certaines semelles n’ont que le nom.
Voici quelques pistes pour les débusquer :
- L’aspect
C’est le gros point. Il est tout simplement impossible de copier rigoureusement l’aspect poreux, rugueux et la structure ouverte du crêpe véritable.
- L’odeur
Vous aurez peut-être l’air d’un fou dans le magasin, mais c’est une indication très fiable.
Le crêpe sent comme un mélange d’avoine et de gomme.
- La couleur
Mois fiable, car on peut teinter le crêpe, mais dans sa version brute, il n’existe que peu de couleurs.
Soyez méfiants avec des semelles en crêpe dans des couleurs improbables (rouge, vert, bleu, etc.).
Pourquoi un fabricant s’amuserait-il à utiliser du faux crêpe ?
La première (et principale) raison est le prix bien sûr.
Même si le vrai crêpe n’est pas une matière qui coûte très cher on peut faire encore bien moins onéreux.
Enfin, un fabricant peut aussi préférer une matière qui sera plus simple à travailler (cf. la partie sur le ressemelage / entretien plus haut).
Bien évidemment, les imitations n’auront jamais les propriétés exceptionnelles du véritable crêpe (confort, souplesse, etc.) !
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